Un nouveau livre lève le voile sur un informateur de la GRC pendant la Guerre froide
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Par La Presse Canadienne, 2024
OTTAWA — En tant que membre du Parti communiste à Calgary au début des années 1940, Frank Hadesbeck effectuait des tâches administratives au bureau du parti, imprimait des tracts et vendait des livres.
Mais il avait aussi des tâches dont ses camarades du parti ne pouvaient rien savoir: il fouinait dans le courrier, recopiait des numéros de téléphone à partir de blocs-notes et fouillait dans les poubelles.
M. Hadesbeck, connu de ses agents de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) sous le nom d'agent 810, transmettait toute information qu'il pouvait glaner à la police nationale.
Son long mandat en tant qu'informateur rémunéré pour la branche de sécurité de la GRC est relaté dans «A Communist for the RCMP» par Dennis Gruending, un ancien député néo-démocrate qui a travaillé comme journaliste et écrit plusieurs livres.
Avant la Première Guerre mondiale, la famille de Franck Hadesbeck a quitté ce qui était alors le sud de la Hongrie pour le Canada, s'installant en Saskatchewan. Frank a eu une enfance difficile. Orphelin à l'âge de 11 ans, il a travaillé dans des fermes, a passé du temps aux États-Unis et a occupé plusieurs emplois dans la région de Regina dans les années 1930.
Il faisait partie des Canadiens qui se sont portés volontaires pour combattre du côté républicain dans la guerre civile espagnole contre le général Francisco Franco.
Frank Hadesbeck était seul, fauché et cherchait du travail en Alberta lorsque la GRC l'a recruté comme informateur, à condition qu'il rejoigne le Parti communiste pour établir une couverture.
Quelques jours plus tard, dans un bureau de la GRC, ses empreintes digitales ont été prises, il a été pesé et photographié.
«Mon contact m'a dit que je n'étais pas un informateur, ni un dénonciateur, ni un mouchard comme les autres informateurs étaient classés», a écrit M. Hadesbeck dans ses notes. «Je faisais partie d'une équipe qui recevait un salaire mensuel, plus les dépenses, et on m'a donné un numéro.»
Un secret bien gardé par la GRC
La GRC a toujours jalousement gardé les informations sur ses sources, même des décennies après les événements, écrit Dennis Gruending. Il a officiellement demandé le dossier de Frank Hadesbeck en vertu de la Loi sur l'accès à l'information, mais aucun fonctionnaire n'a confirmé ou nié l'existence de ces dossiers.
Cependant, Hadesbeck lui-même a documenté minutieusement ses efforts pour la GRC au fil des décennies. L'auteur a acquis une boîte de ses documents par l’intermédiaire d’une connaissance et a réussi à corroborer et à étayer bon nombre des affirmations de l'informateur.
Les dossiers contiennent les noms de centaines de personnes figurant sur des listes dites «à surveiller», des individus qui intéressaient les responsables de la sécurité de la GRC, de plus en plus préoccupés par la menace perçue du communisme pendant la Guerre froide.
Les dossiers décrivent également en détail le fonctionnement de Frank Hadesbeck en tant qu’agent, ses relations avec ses agents de liaison, ses réflexions sur l’éthique et sa sagacité sur sa double vie, note Dennis Gruending.
Les agents de sécurité de la GRC voulaient des informations sur les personnes qu’ils considéraient comme subversives, mais ne souhaitaient pas comprendre pourquoi ces personnes critiquaient le système économique et politique existant, indique le livre.
Frank Hadesbeck semblait avoir une idée claire de sa mission.
«J’ai vite compris que j’étais payé uniquement pour recueillir des informations, sans réfléchir aux raisons pour lesquelles ils voulaient toutes ces informations sur des personnes que je pensais être d’honnêtes citoyens canadiens.»
L'informateur rencontrait un agent de liaison toutes les deux semaines, souvent dans une chambre d’hôtel. L'agent lui fournissait généralement les noms et les photos des personnes qui l'intéressaient et lui demandait de faire des recherches discrètes.
Les paiements en espèces de la GRC complétaient le salaire de son emploi stable, depuis le début des années 1950, dans une entreprise de Regina qui récupérait de vieux tracteurs.
Des individus «à surveiller»
Les notes de Frank Hadesbeck et les listes de surveillance des années 1950 laissent entrevoir les soupçons de la GRC quant au contrôle communiste du mouvement pacifiste.
Le pionnier socialiste Tommy Douglas, qui a assisté à de nombreux événements liés à la paix, figurait aux côtés de dizaines d'autres sur les listes de surveillance. Une liste manuscrite qualifiait la Conférence canadienne pour la paix et Voice of Women de façades du Parti communiste.
Tommy Douglas a été premier ministre de la Saskatchewan et a ensuite dirigé le Nouveau Parti démocratique fédéral, mais l'auteur soutient que la GRC ne s'est pas beaucoup souciée de faire des distinctions entre communistes et sociaux-démocrates.
«La police a continué de croire que Douglas était secrètement un communiste, ou du moins qu'il était indûment influencé par eux.» En effet, un dossier de la GRC sur M. Douglas, qui compte plus de 1100 pages, a été découvert grâce à la Loi sur l’accès à l’information en 2006.
M. Hadesbeck a griffonné une demi-douzaine de notes sur l’écrivain Farley Mowat, un autre sujet de curiosité pour le service de sécurité.
De nombreux Canadiens éminents figuraient sur ses listes de surveillance, notamment l’auteur Pierre Berton, la journaliste June Callwood, le musicien Stompin’ Tom Connors, les ministres libéraux Walter Gordon et Herb Gray, et la présentatrice de radio Adrienne Clarkson, qui deviendra plus tard gouverneure générale.
Dennis Gruending affirme que Frank Hadesbeck a non seulement trahi régulièrement les membres du Parti communiste, mais qu’il a également fait preuve d’imprudence en transmettant des informations sur de nombreuses autres personnes.
«Il a souvent laissé entendre qu’ils étaient peut-être membres du parti alors qu’ils ne l’étaient pas», écrit-il.
Parfois, un tel examen pouvait avoir de graves conséquences.
Les personnes jugées suspectes par la GRC ont été harcelées, se sont vu refuser un emploi ou une promotion, ou même renvoyées du gouvernement, des syndicats, des médias et du milieu universitaire, note l'auteur. Les homosexuels et les lesbiennes membres des Forces armées canadiennes, de la GRC et de la fonction publique étaient parmi les personnes ciblées.
«Des carrières ont été ruinées et des vies brisées.»
Lors d'une réunion en novembre à Ottawa pour promouvoir le livre, Dennis Gruending a déclaré qu'il avait des sentiments mitigés à l'égard de Frank Hadesbeck, «et je pense qu'il était quelque peu partagé dans ses sentiments envers les personnes qu'il surveillait.»
«J'éprouve beaucoup de sympathie pour lui, mais, en fin de compte, il a trahi beaucoup de gens.»
En septembre 1976, l'informateur a été invité à une réunion au Regina Holiday Inn avec plusieurs agents de la GRC.
On lui a dit que sa carrière pour la GRC était terminée.
«J'ai dû signer un papier, mais je n'en ai pas eu de copie pour moi-même, selon lequel je garderais secrets mes liens avec les forces de sécurité et ne les contacterais plus d'aucune façon», indique Frank Hadesbeck dans ses notes.
On lui a remis 15 billets de 100 $ en guise d’indemnité de départ.
Malgré tout, l'homme a fourni des informations à la GRC jusqu'en 1977, et occasionnellement pendant quelques années encore.
«Le comportement de Hadesbeck est difficile à comprendre, car il a trouvé son renvoi soudain traumatisant», peut-on lire dans le livre. «Il croyait qu'il méritait, et qu'on lui avait promis, une pension à sa retraite.»
L'ancien informateur semblait désireux de raconter son histoire dans les années 1980, mais son projet de livre a échoué.
Il est décédé en 2006, peu après avoir eu 100 ans.
Dans ses notes ultérieures, il a essayé de se présenter comme un patriote et un anticommuniste, mais ses déclarations semblent peu convaincantes, écrit Dennis Gruending.
«Il est facile de voir Hadesbeck comme un homme trompeur, cynique et égoïste. Il n'est pas devenu informateur pour des raisons idéologiques ou par patriotisme. Il l'a fait pour l'argent et peut-être pour un sentiment de pouvoir et d'excitation.»
Jim Bronskill, La Presse Canadienne