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Redistribution en Ukraine des avoirs russes saisis au Canada: un test en droit

durée 10h33
1 mars 2025
La Presse Canadienne, 2024
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Temps de lecture   :  

7 minutes

Par La Presse Canadienne, 2024

OTTAWA — Le Canada est sur le point de prendre les premières mesures après le gel des avoirs de certains citoyens russes et pour exproprier des biens détenus par le gouvernement russe afin d’aider à financer l’effort de guerre de l’Ukraine – ce qui pourrait tester les limites du droit international.

Ottawa promet d’agir bientôt, après des années de pression internationale pour utiliser les avoirs financiers de Moscou pour aider l’Ukraine à répondre à l’invasion de la Russie lancée en février 2022, plongeant le pays en guerre depuis trois ans.

«Le Canada est vraiment à l’avant-garde de ce dossier», a déclaré William Pellerin, un avocat spécialisé en droit commercial basé à Ottawa au sein du cabinet McMillan LLP, qui a conseillé des clients sur la façon de gérer les sanctions d’Ottawa contre la Russie.

Les pays occidentaux ont pris des mesures pour isoler la Russie, notamment en sanctionnant ceux qui sont accusés d’avoir aidé à poursuivre la guerre en Ukraine ou d’en tirer profit.

Les États ont tendance à sanctionner les individus et à geler leurs comptes afin de modifier leur comportement. Une nouvelle idée est apparue dans les capitales des pays membres du G7 ces dernières années: utiliser l’argent des comptes gelés ou les intérêts gagnés sur ces comptes pour aider à financer la défense de l’Ukraine.

Les partisans de cette idée soutiennent qu’elle offre un moyen moins coûteux pour aider l’Ukraine à repousser les Russes et à reconstruire ses infrastructures endommagées.

Ils espèrent également qu’infliger des souffrances financières à la Russie puisse la convaincre d’arrêter ou de ralentir ses frappes aériennes meurtrières, et dissuader d’autres pays de lancer des guerres similaires.

Les critiques avertissent qu’une telle mesure pourrait violer le droit international et donner aux adversaires une excuse pour voler des biens privés.

Quel est le rôle du Canada?

Ottawa a mené la pression parmi les alliés pour saisir l’argent russe pour l’Ukraine, même si les avoirs russes sont rares au Canada.

La grande majorité des actifs détenus par les fonds souverains et la banque centrale de Russie se trouvent dans des banques européennes et il en va probablement de même pour les citoyens russes sanctionnés. L'utilisation de ces fonds nécessiterait des mesures tant de l’Union européenne (UE) que des pays individuels et il n’existe pas de consensus international sur la manière de procéder.

M. Pellerin souligne qu’Ottawa veut prendre des fonds de personnes qui ont été sanctionnées, mais qui ne font pas l’objet d’accusations criminelles.

«L’Union européenne n’a jamais été prête à aller aussi loin», a-t-il affirmé, ajoutant que les alliés du Canada sont plus enclins à rediriger vers l’Ukraine les intérêts gagnés sur ces comptes.

Le Conseil mondial des réfugiés et des migrations a appelé les pays à utiliser l’argent russe saisi pour alimenter l’effort de guerre de l’Ukraine et a publié des analyses expliquant comment Ottawa pourrait procéder.

Le président du groupe, Fen Osler Hampson, professeur à l’Université de Carleton, à Ottawa, a déclaré que l’ancienne vice-première ministre Chrystia Freeland avait joué un «rôle essentiel» pour amener les responsables américains et européens à se mobiliser sur cette idée.

«Elle mérite beaucoup de crédit pour avoir travaillé dur sur ce dossier, et ce n’était pas facile», a-t-il souligné.

Quel est le processus?

Le Canada devrait suivre un processus en trois étapes pour mettre les actifs russes au service de l’Ukraine: gel, saisie et confiscation à la Couronne.

Le gel des avoirs est assez simple. Ottawa ordonne simplement aux banques de suspendre les transactions portant sur des comptes détenus par des personnes visées par des sanctions, en particulier des oligarques russes, dans le cadre de pouvoirs fédéraux qui existent depuis des décennies.

Les pouvoirs de saisie et de confiscation sont relativement nouveaux — et non éprouvés.

«Le Canada s’est doté d’un nouvel outil qui lui permet de saisir, puis de céder définitivement à la Couronne, les biens des particuliers simplement parce qu’ils ont eux-mêmes été sanctionnés», a expliqué M. Pellerin.

Selon ce processus, Ottawa émettrait une directive du Cabinet pour saisir des biens, puis demanderait à une cour supérieure provinciale de confisquer les biens au profit de la Couronne. À partir de ce moment-là que le gouvernement fédéral pourrait envoyer les fonds en Ukraine.

Mark Kersten, professeur de droit international à l’Université de la vallée du Fraser, à Abbotsford, Colombie-Britannique, ajoute qu’il est «remarquable» que le Canada n’ait toujours pas engagé une telle procédure judiciaire et n’ait toujours pas expliqué le retard.

«Nous avons entendu le gouvernement dire régulièrement, y compris à Kyiv, qu’ils vont faire cela, qu’ils vont obtenir ces actifs», a déclaré M. Kersten, qui étudie le processus depuis des années.

«Le gouvernement voit grand, mais apparemment se déplace à un rythme très lent. Il ne fait pas preuve de transparence envers le public quant à ce qu’il fait réellement et où les choses en sont. Je trouve cela assez frustrant», a-t-il affirmé.

De combien d’argent parlons-nous?

Dans sa dernière mise à jour, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a indiqué qu’elle avait gelé 140 millions de dollars en actifs en vertu des sanctions imposées par le Canada à la Russie le 15 janvier et qu’elle avait bloqué 317 millions $ en transactions.

On ne sait pas combien d’argent le gouvernement russe et ses citoyens sanctionnés détiennent au Canada.

Les avoirs de la banque centrale russe au début de 2022 comprenaient environ 24 milliards $ CAN, y compris des obligations, des titres et des dépôts bancaires.

M. Pellerin affirme qu’il y a une croyance répandue que les autorités russes ont anticipé des sanctions, ce qui expliquerait pourquoi la GRC a saisi un montant si modeste.

«La conclusion que vous pouvez en tirer, et que j’ai eue confirmation de différents acteurs du marché, est que la Russie a été en mesure de déplacer ses actifs hors du Canada avant d’être sanctionnée», a-t-il déclaré.

La plupart des avoirs russes à l’étranger sont détenus dans des banques européennes.

Le Canada a aidé à concevoir un système, annoncé l’été dernier, qui permet à Ottawa d’utiliser les revenus générés par ces comptes en Europe pour obtenir 5 milliards $ en prêts pour l’Ukraine.

«Ce financement est en fait un prêt, garanti par les intérêts qui s’accumulent sur tous ces fonds gelés partout», a expliqué M. Pellerin, ajoutant qu’Ottawa pourrait percevoir des revenus d’intérêts sur ces comptes gelés dans les années à venir.

«Si l’Ukraine ne peut pas rembourser (le prêt), nous allons prendre cet intérêt que ces investissements gagnent pour nous rembourser», a-t-il expliqué.

Le premier ministre Justin Trudeau a annoncé la semaine dernière à Kyiv qu’Ottawa débourserait la moitié des 5 milliards $ en prêts «dans les prochains jours», et que le reste suivrait plus tard.

Est-ce que c’est légal?

L’ensemble du plan d’Ottawa met à l’épreuve les limites de la doctrine juridique internationale sur les contre-mesures: l’idée que des représailles non violentes qui sont normalement illégales peuvent devenir légales lorsqu’elles sont utilisées en réponse à un tort perpétré par un autre État.

Le professeur Kersten a indiqué que les gouvernements alliés sont beaucoup plus à l’aise avec l’idée de prendre des intérêts accumulés sur les comptes gelés qu’en vidant les comptes.

«Les États ont été vraiment, vraiment hésitants à essayer de prendre des actifs d’État et de les remettre aux Ukrainiens», a-t-il expliqué.

Pour l’ambassadeur de la Russie, Oleg Stepanov, Ottawa viole les normes internationales et il y a peu de biens russes au Canada.

«Les déclarations selon lesquelles Ottawa pourrait tirer des revenus d’actifs russes gelés sont de la désinformation pure et simple», a-t-il écrit dans un communiqué. Il a affirmé que tout argent envoyé en Ukraine «sera brûlé ou carrément volé».

De son côté, M. Kersten soutient qu’il existe des sanctions légales «très importantes» contre la saisie d’actifs privés détenus par une personne ou une société qui ne s’appliquent pas aux actifs appartenant au gouvernement.

Un avion cloué au sol à Toronto

Sur le tarmac de l’aéroport Pearson, près de Toronto, se trouve un énorme avion-cargo russe qui y est stationné depuis que Moscou a lancé son invasion à grande échelle en Ukraine en février 2022.

En juin 2023, Ottawa a officiellement saisi l’avion de la compagnie Volga-Dnepr.

À la mi-février, le gouvernement fédéral a redonné des ordres du Cabinet pour clarifier la propriété de l’avion, en pointant vers les filiales étrangères et affiliées de la société russe censée posséder l’avion.

L'avocat William Pellerin a dit que ces mesures rapprochent le Canada de la prise de possession complète de l’avion et qu’il croit que cela se produira «d’une façon imminente». La société a lancé un différend officiel en vertu de l’accord bilatéral d’investissement signé par Moscou et le Canada.

Entre-temps, Ottawa s’est engagé à la fin de 2022 à tenter de saisir environ 36 millions $ qui seraient détenus par l’oligarque Roman Abramovich, un allié du président russe Vladimir Poutine.

Le Canada n’a jamais intenté une action en justice pour obtenir ces fonds. Des articles dans les médias suggèrent que l’argent appartient en fait à un fonds d’investissement dans les îles Caïmans.

Que se passe-t-il maintenant?

Au printemps dernier, les libéraux ont promis de présenter un projet de loi qui permettrait à Ottawa de prélever une taxe sur les «bénéfices inattendus générés par des actifs gelés détenus au Canada», semblable aux lois européennes existantes.

Toutefois, l’impasse politique et la prorogation du Parlement ont paralysé ces efforts et tué un projet de loi du Sénat qui visait à renforcer les pouvoirs d’Ottawa pour accéder aux liquidités détenues par des États étrangers sanctionnés.

Entre-temps, des rapports — que La Presse Canadienne n’a pas pu confirmer — laissent entendre que Moscou est prêt à utiliser 300 milliards $ de ses actifs gelés en Europe pour financer la reconstruction de l’Ukraine — si une partie de cet argent va dans les régions occupées par la Russie que Moscou veut absorber.

M. Pellerin a souligné, par ailleurs, que les restrictions imposées par le Canada à la Russie ont de grandes répercussions sur les entreprises qui font des affaires dans le monde entier, compte tenu de la nature interdépendante de l’économie mondiale.

«Il y a des répercussions sur les affaires et des considérations pour les entreprises canadiennes, a-t-il dit. Cela nous oblige à être particulièrement prudents, parce que, parfois, notre régime de sanctions est plus draconien que ceux des autres juridictions.»

Dylan Robertson, La Presse Canadienne