Marie-Philippe Bouchard craint que Pierre Poilièvre porte atteinte à la survie de SRC
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Par La Presse Canadienne, 2024
MONTRÉAL — La nouvelle présidente-directrice générale de CBC-Radio-Canada, Marie-Philippe Bouchard, ne cache pas son inquiétude extrême devant les velléités du chef conservateur de passer la tronçonneuse dans les budgets de la société d’État.
Pierre Poilievre, qui n’a toujours pas donné de détails sur ses intentions, affirme à qui veut l’entendre qu’il va cesser de financer CBC, mais préserver sa contrepartie française, Radio-Canada.
«Oui, bien sûr que je suis inquiète, c'est bien pour ça que je suis là. Si je n’étais pas inquiète, je serais restée chez nous. J'avais des beaux projets avec TV5, alors oui, je suis inquiète», admet sans détour Mme Bouchard lors d’une entrevue accordée à La Presse Canadienne.
«On ne sera pas capables de reconstruire»
«Je suis inquiète qu'on perde des morceaux qu'on ne sera pas capables de reconstruire. Dans l'histoire du pays, il y a des grandes institutions, pas toujours publiques, qui ont disparu à un moment donné», note-t-elle en rappelant les déboires de Nortel et de Blackberry.
«CBC-Radio-Canada, c'est une tout autre proposition puisque c'est un instrument de politique publique et ça appartient aux Canadiens. C'est d'autant plus important qu'ils s'y intéressent parce que c'est une partie de leur héritage, qu'ils ont reçu et qu'ils transmettent.
«Les choix qu’ils vont faire aujourd'hui vont altérer, affecter la façon dont leurs enfants vont pouvoir exercer leur liberté individuelle, leur liberté de citoyen, leur capacité de s'associer dans une société qui leur ressemble, à laquelle ils veulent adhérer donc. Oui, je trouve ça inquiétant dans le contexte actuel et j'espère qu'on aura une conversation documentée, sérieuse et c'est ce à quoi je veux participer.»
Radio-Canada nécessairement affectée
Mme Bouchard va plus loin, expliquant que la complexité de la société d’État et les liens qui existent entre ses diverses composantes rendent la proposition conservatrice difficilement applicable. «Ce qui ne marche pas dans l'équation que j'entends – mais on n'a pas eu beaucoup plus d'échanges – c’est un milliard (de coupe à CBC) et je ne toucherai pas Radio-Canada. Ça, ça ne se peut pas. Ça ne peut pas ne pas avoir d'impact sur les services en français aux francophones à travers le pays et à l'empreinte que Radio-Canada a tant sur le plan journalistique, culturel. C'est mathématiquement impossible», tranche-t-elle.
Elle fait valoir que les sources de revenus de Radio-Canada sont mixtes avec, d’une part, l’argent provenant de l’État et, d’autre part, les revenus autonomes générés par la vente de publicité et la vente d'abonnements.
«Si vous enlevez un milliard de dollars, vous venez de faire mal à Radio-Canada et vous venez de l'appauvrir dans sa capacité d'investir dans la production qui a du succès qui amène les revenus.»
Présence forte dans les régions
Au-delà de cette préoccupation, elle affirme son intention de maintenir une présence forte dans les régions. «Ça prend une diversité de voix. Puis, si Radio-Canada est absente des régions, il y a un risque qu’il y ait une déperdition de la vitalité du débat démocratique, de la vie civique, parce que c'est aussi plus difficile pour les autres médias, comme c'est difficile pour tout le monde dans cette économie-ci.»
Pour elle, ce sont tous les Québécois qui en profitent. «Si vous êtes natif du Saguenay-Lac-Saint-Jean et que vous êtes installé en Gaspésie, vous pouvez garder un lien avec votre coin de pays parce que l'offre de l’application info de Radio-Canada vous donne cet accès là où vous êtes. Pour les gens des régions, c'est un repère de façon continue.»
Elle se dit très consciente des critiques à l’interne provenant des stations régionales, qui voient leur production souvent boudée par le réseau national (entendre ici montréalais) et qui craignent des compressions qui font beaucoup plus mal à une petite station qu’au quartier général. Bien qu’elle ait passé les neuf dernières années à la tête de TV5 Canada Québec, elle avait passé les 29 années précédentes à Radio-Canada et elle connaît bien ces récriminations.
«J'entends ça de tous les gens que je connais qui sont en région, mais écoutez, je suis partie il y a neuf ans et c'était déjà une conversation qui était très active et c'est normal, tant dans les régions du Québec que dans les communautés francophones en milieu minoritaire.
«L'intention, au contraire, et les orientations que j'ai vues à CBC-Radio-Canada prendre dans les dernières années, et c'est certainement ce que je pense, qui est un des points d'ancrage d'un diffuseur public, c'est d'avoir une connexion très étroite avec les citoyens un peu partout au pays.»
Changer les façons de faire
Cependant, dit-elle, la cueillette d’information doit s’adapter non seulement aux nouveaux moyens technologiques, mais aussi aux habitudes de consommation. «On fait notre cueillette pour la radio, la télé et pour les plateformes numériques dans l’optique qu’il n’y a plus d’heure pour la nouvelle. Elle est prête quand elle est prête et elle doit être consommée quand elle doit être consommée.»
C’est d’ailleurs ce qui explique la tendance de la société d’État à investir d’importants efforts dans ses produits sur le web. «C'est la façon dont les gens consomment l'information et on investit dans des contenus régionaux sur le web», fait-elle valoir.
«Radio-Canada et CBC se préoccupent de parler aux jeunes où qu'ils soient sur le territoire, y compris dans les milieux régionaux, parce que c'est très inquiétant, sincèrement, qu’il y ait tout un segment de la population qui est capté par TikTok et par Instagram et tous ces outils qui sont de plus en plus des endroits toxiques, c'est très préoccupant.
«J'ai très confiance dans le jugement et l'intelligence de nos jeunes, mais j'aimerais quand même qu'ils soient minimalement en contact avec de l'information et des contenus qui sont faits pour eux par des gens comme eux.»
Elle se montre toutefois rassurante en ce qui a trait aux plateformes plus traditionnelles. «On a encore quand même une présence importante avec RDI et avec les moyens plus traditionnels d'informer. Et puis n'oublions pas notre radio qui est aussi maintenant un produit audio avec la plateforme OHdio et donc qui s'adapte elle aussi à l'évolution des modes de consommation.»
Enfin, lorsque la conversation se transporte sur l’épineuse question des primes offertes aux dirigeants de CBC-Radio-Canada, primes qui ont atteint 18 millions $ en 2024 et qui ont été vigoureusement reprochées à sa prédécesseure, Catherine Tait, Marie-Philippe Bouchard se réfugie derrière le rapport indépendant commandé par le conseil d’administration de la société d’État. Ce rapport est attendu «incessamment» dit-elle et il devrait être rendu public.
Pierre Saint-Arnaud, La Presse Canadienne