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Les droits des personnes LGBTQ+ sont en net recul dans certains pays africains

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29 novembre 2024
La Presse Canadienne, 2024
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12 minutes

Par La Presse Canadienne, 2024

MOMBASA — Astraeus O'Levin en a assez que des inconnus lui disent qu'ils veulent la tuer.

En 2015, en tant que femme transgenre, elle a quitté le regard de sa famille, dans l'ouest du Kenya, en quête de paix et d'une nouvelle vie dans le secteur du tourisme à Mombasa, une ville côtière à l'est du pays, sur l'océan Indien.

Au lieu de cela, elle a été accueillie par des enfants qui lui jetaient des pierres et des leaders religieux qui blâmaient dans des haut-parleurs les homosexuels pour tout, du mauvais temps jusqu'aux défaites au soccer. Des hommes l'insultaient et la battaient dans la rue, pour ensuite lui envoyer des messages, en quête de relations sexuelles.

Neuf ans plus tard, les membres du Parlement kényan débattent actuellement d'un projet de loi qui imposerait une peine criminelle de dix ans de prison pour toute action visant à «promouvoir, défendre ou financer l'homosexualité». Des manifestations appelant à l'expulsion et même à la mort des personnes LGBTQ+ ont lieu tous les deux ou trois mois dans ce pays d'Afrique de l'Est.

«Ils pensent que nous encourageons la pédophilie ou que nous recrutons», déplore Astraeus O'Levin. «Nous voulons juste nous sentir en sécurité.»

Un peu partout sur le continent africain, les personnes LGBTQ+ sont confrontées à ce qu’Amnistie internationale appelle un «déluge de lois discriminatoires qui attisent la haine», des arrestations arbitraires et un «recul inquiétant des progrès» en matière de droits de la personne.

Les pays africains qui ont déjà adopté des lois interdisant les relations sexuelles entre personnes de même sexe criminalisent de plus en plus le seul fait de s’identifier comme une minorité sexuelle ou de genre, tout en obligeant les parents et les médecins à dénoncer tout soupçon d’homosexualité.

Avec le soutien de la bourse R. James Travers pour correspondants étrangers, La Presse Canadienne a passé quatre semaines au Ghana, au Cameroun et au Kenya pour constater comment ces tendances se manifestent dans ces pays avec lesquels le Canada a des liens étroits. La série de reportages examine les causes de cette tendance et ce que cela signifie pour la réputation mondiale du Canada en tant que pays doté d’une politique étrangère féministe assumée et en tant que terre d'asile pour les réfugiés LGBTQ+.

Des appels au lynchage

Les personnes touchées par ce recul des droits de la personne affirment qu’elles sont instrumentalisées pour détourner l’attention des difficultés économiques qui balayent le continent africain. Elles affirment que cela fait partie d’une poussée géopolitique plus large contre les droits des femmes, alimentée par des groupes évangéliques américains et même par le gouvernement russe. «Le champ de bataille est en Afrique, politiquement, socialement, culturellement, économiquement», estime Astraeus O'Levin.

Selon elle, les choses ont empiré au Kenya au début de 2023, lorsque la Cour suprême du pays a confirmé le droit des organisations LGBTQ+ à s'enregistrer officiellement à des fins caritatives et fiscales. Dans tout le Kenya, les organisations au service des minorités ont alors signalé une augmentation des menaces et du vandalisme.

Le député Mohammed Ali a appelé à l'expulsion massive du pays des personnes LGBTQ+. Le Mouvement anti-LGBTQ+ a organisé d'énormes manifestations à Mombasa, où on entendait souvent des appels à battre et même à tuer des membres de minorités sexuelles et de genre.

Les appels à la violence ont incité en avril un tribunal régional du Kenya à ordonner à ce mouvement de cesser d'organiser des manifestations «appelant ou incitant les membres du public à procéder à des exécutions extrajudiciaires, des lynchages, des punitions, des lapidations, des conversions forcées ou tout autre moyen de nuire aux personnes s'identifiant comme LGBTQ+ et à leurs foyers».

En Ouganda, pays voisin, les tribunaux ont commencé à entendre des causes en vertu de la loi contre l'homosexualité, entrée en vigueur en mai 2023, qui va bien au-delà de l’interdiction d’actes spécifiques: le seul fait de s’identifier comme LGBTQ+ est maintenant interdit dans ce pays.

La loi prévoit par ailleurs la peine de mort pour certains actes sexuels et permet aux juges d’obliger les gens à suivre ce que l’on appelle une «thérapie de conversion». Les Ougandais qui autorisent «sciemment» que leur propriété soit utilisée «par toute personne à des fins d’homosexualité» risquent jusqu’à sept ans de prison.

Des législateurs proposent ou adoptent actuellement des projets de loi similaires dans une poignée d’autres pays africains. La Fondation Stephen-Lewis, basée à Toronto, finance des cliniques contre le sida en Ouganda, dont certaines ont choisi d’ignorer une nouvelle «obligation de signaler les actes d’homosexualité» à la police, malgré le risque d’une peine de prison allant jusqu’à cinq ans.

D’autres cliniques ont fermé et l’ONUSIDA affirme que l’Ouganda risque de ruiner les progrès durement acquis pour contenir le VIH.

Évangéliques américains et Kremlin

Le projet de loi a «légalisé l'homophobie», selon le militant Steve Kabuye, qui a été poignardé en plein jour, en janvier dernier, par deux agresseurs à moto. La police ougandaise affirme que les agresseurs visaient le cou de M. Kabuye.

Une vidéo filmée par la victime après l'attaque le montre au sol, se tordant de douleur, avec une profonde blessure au bras droit et un couteau planté dans le ventre. Il s'est depuis réfugié au Canada et attend à Vancouver une décision concernant sa demande d'asile.

M. Kabuye estime que les politiciens ougandais ont donné «une mission publique de tuer des homosexuels».

De nouvelles lois en Ouganda, au Ghana et au Kenya ont fait suite à des conférences et des programmes de formation organisés par des groupes évangéliques basés aux États-Unis, qui enseignent que les pays occidentaux introduisent l'éducation sexuelle dans les écoles et l'homosexualité afin de briser les familles africaines.

«Nous constatons une tendance à ce que ces projets de loi soient proposés partout en Afrique», souligne Audrey Gadzekpo, qui préside le Centre pour le développement démocratique du Ghana. «Ils ont en quelque sorte perdu la bataille dans leur pays [aux États-Unis] et ils la transportent ici.»

Ailleurs, des avocats constatent que les lois antihomosexualité existantes prévoient maintenant des peines plus sévères.

Le Cameroun fait partie des 30 pays africains qui emprisonnent les personnes pour des actes homosexuels, et l’avocate Alice Nkom affirme que les juges sont passés de peines avec sursis de trois mois à une peine de cinq ans ferme.

Dans une entrevue en prison, deux jeunes hommes purgeant une peine pour homosexualité se plaignent de ne pas avoir eu en leur possession les centaines de dollars nécessaires pour soudoyer les policiers afin d’annuler les accusations. Ils ont été rejetés par leurs familles, battus par leurs codétenus et forcés de nettoyer les toilettes en échange de nourriture.

Alice Nkom affirme que ces sévices interviennent malgré l’appel de l’Union africaine aux pays pour mettre fin à la persécution des personnes en raison de leur identité de genre et de leur orientation sexuelle. Elle a déclaré que cet appel vient en directe contradiction avec le mythe selon lequel les personnes LGBTQ+ sont un «concept occidental» et qu'elles n’ont pas de droits individuels. «Ces valeurs transcendent les régions, transcendent les couleurs de peau — elles sont universelles», déplore Mme Nkom.

Un sondage réalisé par le groupe Afrobarometer montre cependant que l’homophobie est fortement ancrée. Au printemps dernier, 88 % des Kényans interrogés ont déclaré qu’ils ne voudraient pas vivre à proximité d’une personne homosexuelle, contre 84 % en 2014. Au Ghana, c'était 91 % en 2022, contre 89 % en 2014.

La «crise» s'étend en Afrique

«L’ensemble du continent est en crise en ce moment, a déclaré Caroline Kouassiaman, responsable de l’Initiative Sankofa pour l’Afrique de l’Ouest. Ce qui se passe au Kenya, en Ouganda et au Ghana, nous le verrons probablement au cours des deux prochaines années, dans toutes les régions.»

Nathalie Yamb, une influenceuse camerounaise d’origine suisse qui a participé à des événements organisés par le Kremlin, soutient que les pays occidentaux tentent d’imposer des «modes de vie» qui ne reflètent pas les cultures africaines et qui font passer ce continent pour «rétrograde».

Elle affirme que les personnes LGBTQ+ «vivent pour la plupart tranquillement leur vie» dans les pays dotés de lois «antisodomie» datant de l’époque coloniale. Selon elle, le véritable problème est le «lobby gai mondial» qui s’efforce d'«(estampiller) ceux qui tolèrent, mais ne promeuvent pas ces pratiques comme étant des homophobes».

Mme Yamb a participé à un sommet organisé en juillet 2023 par Vladimir Poutine avec les dirigeants africains, au cours duquel le président russe a déclaré que «les valeurs traditionnelles constituent le fondement de notre identité, de notre existence et de notre souveraineté».

Et pourtant, les guérisseurs traditionnels du Ghana affirment que leurs pratiques autochtones sont visées par un projet de loi visant à éradiquer les activités LGBTQ+. Une loi adoptée par le parlement du pays, mais qui fait l’objet de contestations judiciaires, interdirait de se travestir, même lors de cérémonies culturelles qui impliquent de canaliser l’esprit d’un autre genre.

«Les églises essaient maintenant de nous dire de nous débarrasser de notre culture, mais la tradition et la culture étaient là depuis des années avant l’arrivée du christianisme», explique la prêtresse Naa Busuafi. «Ils ne devraient pas criminaliser notre culture.»

Solomon Atsuvia, responsable de programme auprès de l’organisation «Rightify Ghana», croit que ce projet de loi est bien commode pour faire diversion aux difficultés économiques du Ghana, avec une crise de l’emploi et du coût de la vie qui pousse de nombreuses personnes à se tourner vers la religion.

«De puissantes voix religieuses tentent d’étendre et d’aller au-delà de leurs frontières, d’influencer l’État avec des croyances religieuses, a déclaré M. Atsuvia. C’est devenu une question d’opportunisme politique, où les principaux partis exploitent le sentiment anti-LGBTQ+ pour renforcer leur soutien politique.»

Cependant, certains groupes LGBTQ+ exploitent la religion comme source d’autonomisation plutôt que d’oppression, en travaillant par exemple avec l’Église unie du Canada pour créer leurs propres services religieux et pour faire pression en faveur de congrégations plus ouvertes à la diversité.

La victoire de Trump

Parallèlement, les militants LGBTQ+ affirment que les lourdes formalités administratives du Canada et d’autres pays occidentaux rendent difficile l’accès au financement nécessaire pour mener des campagnes de sensibilisation du public ou pour défendre les droits de la personne en Afrique, en particulier dans les pays francophones.

Ces difficultés contrastent avec le flot d’argent que des groupes évangéliques américains versent à des organisations anti-LGBTQ+, comme le montrent des organismes de défense des droits tels le «Global Philanthropy Project» et «openDemocracy». Sans compter les spéculations généralisées selon lesquelles la Russie et des pays du Golfe feraient de même.

La récente victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine fait aussi craindre de nouveaux reculs. Le député kényan Peter Kaluma, qui a présenté un projet de loi visant à interdire toute défense des droits des homosexuels, a félicité M. Trump pour avoir démis de leurs fonctions les politiciens démocrates qui «militent en faveur de l’homosexualité, en faveur de leurs soi-disant 'droits'», a-t-il déclaré sur la chaîne de télévision KTN, au lendemain de l’élection américaine.

Le député Kaluma a également salué les États américains qui ont restreint l’accès à l’avortement, aux traitements médicaux pour les personnes transgenres et à l’éducation scolaire qui inclut «des choses qu’ils appellent les droits sexuels et autres».

Astraeus O’Levin estime qu'en alimentant cette rhétorique, on créera davantage de violence au Kenya et sur tout le continent. Elle adorait rentrer à la maison et retrouver le jeune fils de son voisin, qu’elle gâtait avec des bonbons et des petits jeux. Mais un jour, le garçon s’est enfui, effrayé, avec des bleus visibles. Son père a dit qu’il avait battu son fils parce qu’il marchait comme elle. «Cet enfant grandira et fera du mal à des gens comme moi», dit-elle, les larmes aux yeux.

En janvier 2023, le corps du militant LGBTQ+ Edwin Chiloba a été retrouvé dans une boîte en métal jetée sur le bord d’une route rurale de l’ouest du Kenya. L’histoire a fait la une des journaux nationaux et bientôt, des élèves des écoles secondaires de Mombasa, à l’autre bout du pays, ont commencé à narguer Astraeus O’Levin et au moins quatre autres amis, en scandant «boîte en métal, boîte en métal».

Des lesbiennes violées et battues

D'autre part, la situation est particulièrement mauvaise pour les Africaines. Au Cameroun, l'Association pour la valorisation de la femme se bat pour financer du soutien en santé mentale pour les femmes victimes de «viol correctif» parce qu’elles sont lesbiennes ou transgenres.

«Parfois, c'est dans leur maison qu’elles sont violées. Oui, chez elles, raconte Arlette Nondou, coordinatrice du groupe. Parfois, c'est après, lorsqu'elles rentrent après une soirée, lorsqu'elles sont en chemin pour rejoindre leur maison, qu'on les viole dans la rue.»

Mme Nondou a elle-même été victime de violence et a eu un enfant malgré elle en raison de la pression familiale. Son fils est élevé par sa sœur aînée. «C'est l'enfant de la famille», dit-elle en haussant les épaules.

De nombreux militants se tournent vers le Canada pour obtenir de l’aide, en raison de la réputation d’Ottawa à l’étranger en matière de soutien aux minorités. Cet héritage transcende l’affiliation politique: les militants ougandais ont ainsi félicité l’ancien premier ministre conservateur Stephen Harper pour avoir soulevé les politiques antigay avec son homologue ougandais et pour avoir lancé un programme de réinstallation des réfugiés axé sur les Iraniens LGBTQ+.

Et pourtant, une partie du travail du Canada en faveur des minorités est menacée, le gouvernement kényan bloquant la réinstallation au Canada des réfugiés LGBTQ+ qui sont dans des camps surpeuplés. Le gouvernement kényan a presque suspendu les discussions nécessaires à l’octroi du statut de réfugié aux personnes LGBTQ+, malgré les protestations d’Ottawa et des Nations unies.

Certains des plus hauts représentants du Canada sur la scène internationale affirment qu’ils soulèvent régulièrement ces questions avec des pays qui ont des points de vue très différents, dans le contexte des droits de la personne.

L’ambassadeur du Canada auprès des Nations unies, Bob Rae, affirme qu’il s’agit d’une question d’humanité plus que de géopolitique. «Les Russes essaient vraiment d’utiliser cette question comme un argument clivant, pour parler de l’Occident contre le reste du monde, et que d’une certaine manière, l’égalité des sexes, les droits des homosexuels et les droits sexuels et reproductifs sont en quelque sorte le produit d’un 'fantasme occidental éveillé'», a-t-il déclaré. «En fait, ce n’est pas du tout basé là-dessus: c’est basé sur ce que signifie que d'être un être humain.»

Le président de la Chambre des communes, Greg Fergus, a entendu certains de ses collègues en Afrique suggérer que l’idéologie LGBTQ+ représente une nouvelle forme de colonialisme. Il ne le voit pas de cette façon, en tant que premier Canadien noir à occuper ce poste.

«La réfutation coloniale ne fonctionnera pas avec moi. Les droits qui m’ont été accordés, ainsi qu’à d’autres Canadiens noirs, pour contribuer à la société devraient être les droits accordés à toute personne dans la société», a-t-il déclaré.

Le sénateur René Cormier, qui s’identifie comme homosexuel, a déclaré qu’il essayait de trouver un terrain d’entente avec les législateurs étrangers, même ceux qui sont à l’origine des lois qui criminalisent les personnes LGBTQ+.

«Nous convenons tous que tous les citoyens devraient avoir la sécurité et l’accès aux soins de santé», a-t-il dit, mais c’est souvent le maximum que les responsables sont prêts à concéder. Selon le sénateur Cormier, la majeure partie de l’impact du Canada semble provenir de subventions à petite échelle pour des groupes communautaires locaux.

«Le Canada joue un rôle majeur», a déclaré George Lafon, porte-parole de «Working for Our Wellbeing Cameroun», un groupe qui aide les personnes LGBTQ+ de la minorité anglophone du pays.

Dans certaines régions du Cameroun qui sont en guerre civile depuis plusieurs années, les subventions canadiennes ont aidé l’organisation de M. Lafon à établir des groupes de travail sur la violence sexiste, pour documenter et prévenir les abus physiques et sexuels contre les minorités.

«Ils ont travaillé en étroite collaboration avec des organisations au Cameroun (…) même pour ceux qui se trouvent dans une zone de guerre.»

L'ambassadrice canadienne au Cameroun soutient qu’Ottawa essaie de travailler discrètement, en finançant des programmes qui visent à réduire la violence jusqu’à ce que la société soit prête à avoir une discussion sur les droits LGBTQ+.

«Travailler à partir de la base, c’est plus lent, mais ça pourrait être un moyen efficace de faire les choses», a déclaré la haute-commissaire Lorraine Anderson. «Nous sommes vraiment prudents en tant que communauté diplomatique et nous réfléchissons à ce qui est le mieux.»

À Mombasa, Astraeus O’Levin se dit alarmée et troublée par l’ampleur des manifestations anti-LGBTQ+ partout dans le monde, même au Canada. Elle a regardé avec consternation sur les réseaux sociaux une marche à Edmonton plus tôt cette année contre l’enseignement à l'école sur les jeunes transgenres.

«Les gens étaient habitués à être dans l’ombre. Maintenant, nous sommes sous les feux de la rampe.»

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Il s’agit du premier article d’une série de huit qui enquête sur le recul des droits des personnes LGBTQ+ en Afrique, et sur les conséquences pour le Canada en tant que pays doté d’une politique étrangère ouvertement féministe, qui accorde la priorité à l’égalité des genres et à la dignité des personnes. Ces reportages au Ghana, au Cameroun et au Kenya ont été réalisés grâce au soutien financier de la bourse R. James Travers pour correspondants étrangers.

Dylan Robertson, La Presse Canadienne

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