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Le déni politique nourrit la crise climatique

durée 10h00
19 janvier 2025
La Presse Canadienne, 2024
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Temps de lecture   :  

8 minutes

Par La Presse Canadienne, 2024

MONTRÉAL — Des chercheurs s’interrogent sur les raisons qui poussent une quantité importante de citoyens, en Amérique du Nord et ailleurs dans le monde, à donner leur appui à des politiciens qui ne manifestent aucune intention de diminuer les gaz à effet de serre (GES) qui provoquent les catastrophes climatiques.

L’équation est simple et elle est connue depuis longtemps: les GES causent des changements climatiques qui provoquent de plus en plus de catastrophes.

L’augmentation des GES met également en péril des services écologiques essentiels, comme l’agriculture et la pêche, et rendra de plus en plus difficile l’accès à l’eau potable.

Par conséquent, poser des gestes maintenant pour diminuer de façon importante les GES permettra de diminuer les souffrances que causeront les changements climatiques aux plus jeunes, et aux générations qui suivront.

Les GES qui causent le réchauffement climatique, «c’est la même science que celle qui explique comment un four cuit les aliments», souligne Katharine Hayhoe, codirectrice du Centre des sciences du climat à l'Université Texas Tech, dans une entrevue téléphonique avec La Presse Canadienne.

Si le phénomène est si simple à comprendre, alors pourquoi des citoyens font-ils confiance à des dirigeants qui ne manifestent aucune intention de diminuer les GES?

«J’ai réfléchi 10 ans à cette question et j’ai même écrit un livre sur le sujet», explique Katharine Hayhoe, auteure de «Saving Us: A Climate Scientist's Case For Hope And Healing In A Divided World».

«Nous croyons souvent que les gens ne se soucient pas des conséquences des changements climatiques», mais les sondages, autant aux États-Unis qu’au Canada, montrent qu’une majorité de personnes sont inquiètes, explique la chercheuse canadienne qui travaille aux États-Unis.

«Le problème est que plusieurs personnes ne comprennent pas encore suffisamment pourquoi c’est important pour elles et elles ne savent pas ce que nous pouvons faire pour y remédier, et elles pensent que les solutions au changement climatique sont pires que ses impacts, donc que le remède est pire que la maladie», poursuit Katharine Hayhoe.

«Comment la fonte des glaces, les records de température, le ralentissement des courants océaniques auront des impacts sur les gens que j’aime? Ce sont des informations qui ne se sont pas rendues à leur cœur. Il y a un terme scientifique pour ça, et c’est la distance psychologique.»

La chercheuse évoque également le concept d’aversion pour les solutions, qui suggère que la douleur liée à la perte de quelque chose que nous apprécions est bien plus forte que le plaisir que nous ressentons à gagner quelque chose d’autre.

Par exemple, pour plusieurs personnes, l’idée de se déplacer en transport en commun ou alors d’utiliser un plus petit véhicule qui consomme moins d’énergie est associée à une perte qui est supérieure aux gains que ces changements d’habitudes peuvent procurer.

La campagne «Axe the tax», ou abolissons la taxe, illustre bien le concept d’aversion pour les solutions, selon Katharine Hayhoe.

Les conservateurs de Pierre Poilievre ont passé les derniers mois à s’opposer farouchement à la tarification carbone sur les combustibles, comme l'essence et le gaz naturel, un système qui prévoit une remise d'argent aux particuliers.

En septembre dernier, Pierre Poilievre a d’ailleurs déclaré que l’augmentation de la «taxe carbone» serait «une menace existentielle» à l’économie canadienne et au mode de vie des Canadiens, au point d’engendrer une «famine massive», de la «malnutrition» et «un hiver nucléaire».

Katharine Hayhoe fait remarquer que «si vous reprenez ces propos et que vous remplacez l’expression taxe carbone par l’expression changement climatique, c’est, à quelques mots prêts», une déclaration qui pourrait se retrouver dans le dernier rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC).

«Ce genre de déclaration illustre bien comment les gens ignorent la façon dont les changements climatiques vont les affecter», ajoute la professeure Hayhoe.

«Les changements climatiques ont activement contribué à l'augmentation du coût de nos produits alimentaires et ont déjà affecté les récoltes de bananes, de café, de chocolat, ainsi que d'autres cultures de base. Mais beaucoup de gens n'ont pas encore fait ce lien», ajoute la codirectrice du Centre des sciences du climat à l'Université Texas Tech.

Plus on réduira le réchauffement et l'effet du changement climatique, «plus on réduira les coûts des denrées alimentaires», ajoute le professeur d'hydroclimatologie à l'UQAM Philippe Gachon.

«On le voit déjà, chaque fois qu'il y a de grandes sécheresses à travers le monde, ça affecte le prix des denrées de base, comme le blé ou encore le maïs» et «la perte de biodiversité a aussi un impact sur les ressources halieutiques», donc sur la pêche.

«Les coûts des biens immobiliers et des assurances sont en train d'exploser en raison des catastrophes climatiques», souligne également celui qui est chercheur au Centre pour l'étude et la simulation du climat à l'échelle régionale.

Le coût des dommages assurés causés par les intempéries l’année dernière au Canada a atteint un niveau record de 8 milliards $, selon Catastrophe Indices and Quantification (CatIQ).

Désinformation, déni, ignorance et bêtise

Le professeur Gachon est d'avis qu'il n’y a pas seulement que les dommages assurés causés par les changements climatiques qui atteignent des niveaux sans précédent.

«En 2024, la dangereuse désinformation», souvent nourrie par les politiciens ou par des intérêts économiques, selon le professeur, «a pris une ampleur inusitée».

Philippe Gachon n’a «pas de réponse simple» quand on lui demande son avis sur les raisons qui poussent des citoyens à voter pour des politiciens qui ne manifestent aucune intention de diminuer les GES, mais il croit que la désinformation fait certainement partie de l’explication.

«La désinformation, le déni, l’ignorance, la bêtise, ce sont les quatre ingrédients pour nous amener directement dans le chaos», s’indigne le professeur en hydroclimatologie.

Il constate que les artisans de la désinformation climatique sont beaucoup plus actifs sur les réseaux sociaux que les scientifiques.

«Ils sont plus efficaces que nous parce qu'ils passent leur temps à faire ça», alors que les chercheurs et les scientifiques sont souvent trop occupés et n’ont pas le temps d’essayer de contrer la désinformation.

«Je ne suis pas sur les réseaux sociaux, je n’ai pas le temps de faire ça, j'ai des cours à donner et de la recherche à faire», souligne le professeur Gachon.

Résistance aux changements

«On se creuse beaucoup la tête, et personne n’a une réponse claire à donner à cette question», répond la Dre Claudel Pétrin-Desrosiers, présidente de l'Association québécoise des médecins pour l'environnement, lorsqu'on lui demande ce qui pousse les citoyens à donner leur confiance à des individus qui ne montrent pas d’intention de diminuer les GES.

«Je pense que le chemin pour qu'on arrive à ce qu’une majorité de la population transforme son quotidien pour arriver à respecter des cibles climatiques risque d'être encore long», explique celle qui est médecin de famille dans un quartier défavorisé de Montréal.

«On voit des familles qui vivent vraiment sous le seuil de la pauvreté et dont le quotidien est ponctué de questionnements. Qu’est-ce qu’on va manger? Est-ce que je vais pouvoir payer mon loyer?»

Selon Claudel Pétrin-Desrosiers, nous vivons actuellement une période où «c’est un peu la majorité de la population qui a ce type de questionnements et qui a des préoccupations très concrètes et très immédiates».

Dans ce contexte, les préoccupations sur le climat ne sont pas prioritaires et il est du devoir des politiciens de rendre le «chemin vers les cibles climatiques le plus simple possible», selon elle.

«Changer les habitudes des gens, ça fonctionne quand on leur offre un environnement qui leur permet de faire des choix simples et des choix sains», soutient la médecin de famille.

«Si on prend l’exemple de la santé publique, il est démontré que, lorsqu’on donne aux citoyens des trottoirs protégés et déneigés et des parcs entretenus et attrayants, ils vont les utiliser et c’est la même chose pour les pistes cyclables», note la Dre Pétrin-Desrosiers.

Elle ajoute toutefois que, même lorsque des choix positifs sont offerts à la population dans le but d’améliorer la santé collective et réduire les GES, la résistance au changement peut être très forte.

«Quand on parle de pistes cyclables ou de méthode de transport alternatif, il y a des gens qui ont l’impression qu’on veut leur arracher leur voiture et qu’on veut leur arracher une partie d’eux-mêmes.»

La Dre Claudel Pétrin-Desrosiers est d’avis que les politiciens ont le devoir «d’engager la population, de la mobiliser, de présenter des solutions» pour lutter contre les changements climatiques, tout en «apaisant la peur de l'inconnu et la crainte du changement» des citoyens.

Choisir le déni climatique

Le professeur de sciences océaniques et atmosphériques à l’Université McGill Frédéric Fabry souligne que le changement climatique est un problème complexe et intimidant, qui peut faire peur aux politiciens, alors certains choisissent le déni.

«Si on veut arrêter nos émissions, c’est potentiellement des changements majeurs dans la société et ça fait peur. Devant la peur, il y a plusieurs réactions. L’une est de mettre sa tête dans le sable et j’ai l’impression que c’est ce que font certains politiciens et gouvernements qui choisissent d’ignorer le changement climatique.»

Malheureusement, ajoute le professeur Fabry, «on commence tranquillement à payer le prix» de notre inaction.

«Est-ce qu’il est trop tard? Non. Mais ça devrait nous servir de signal qui indique que plus on attend, pire ce sera.»

L’aveuglement des pouvoirs publics causera des catastrophes

L’aveuglement des pouvoirs publics face aux changements climatiques et leur refus de poser immédiatement des gestes forts pourraient entraîner une perte de 50 % du PIB mondial global entre 2070 et 2090, selon une évaluation publiée jeudi par des chercheurs de l’Institut et Faculté des actuaires de l’Université Exeter, en Angleterre.

Dans ce rapport de 40 pages, intitulé «Solvabilité planétaire – Trouver notre équilibre avec la nature, Gestion globale du risque pour la prospérité humaine», un inquiétant tableau fait état des différents niveaux de risque selon l’augmentation prévisible des températures.

Ce tableau montre que la situation la plus extrême, soit une augmentation globale de la température de 3 degrés Celsius ou plus d’ici 2050, anéantirait non seulement la moitié du PIB global, mais entraînerait aussi plus de 4 milliards de décès, une cascade de points de bascule climatique, une désarticulation de nombreux écosystèmes critiques et une fracturation mondiale des systèmes sociopolitiques, notamment.

Autant la Dre Pétrin-Desrosiers, le professeur Fabry, le professeur Gachon et la professeure Hayhoe s’entendent pour dire que chaque décision politique et chaque mesure gouvernementale qui permet de diminuer efficacement les GES contribuent à éviter des catastrophes et de la souffrance humaine.

«Même si on diminue le réchauffement d'un dixième de degré, on va réduire l’augmentation de la probabilité des événements extrêmes et de ses conséquences», indique Philippe Gachon.

«Tous les choix comptent, toutes les actions comptent, chaque augmentation du réchauffement que l’on évite réduit les risques et les impacts néfastes du changement climatique. C'est une conclusion scientifique», affirme la codirectrice du Centre des sciences du climat à l'Université Texas Tech.

Stéphane Blais, La Presse Canadienne