L'administration Trump baigne dans l'inconstitutionnalité et l'incompétence
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Par La Presse Canadienne, 2024
MONTRÉAL — L’administration de Donald Trump s’est engagée sur une voie où la règle de droit et le respect de la Constitution américaine ont été relégués à l’arrière-plan. Selon des experts en politique américaine interrogés par La Presse Canadienne, au-delà de l’approche idéologique radicale, la récente avalanche de décisions témoigne de l’impulsivité du président et de l’incompétence de son administration.
Pour Pierre Martin, expert en politique américaine à l’Université de Montréal, le président dépasse déjà largement ses pouvoirs. «Par exemple, son décret pour réécrire la Constitution sur la citoyenneté à la naissance, c'est-à-dire sur le droit du sol; le juge qui a reçu les contestations juridiques a dit que ça lui semblait hallucinant qu'un avocat certifié ait pu écrire quelque chose comme ça.» La Constitution américaine est claire à ce sujet depuis 150 ans, mais «le décret cherche à imposer une nouvelle interprétation de ce passage de la Constitution. Oui, de prime abord, ça semble entièrement illégal.»
Aussi, souligne-t-il, le fait de congédier tous les inspecteurs généraux va à l’encontre de la loi qui exige un préavis, des explications et qui leur donne le droit de se défendre «pour préserver justement l'indépendance d'un inspecteur général parce qu’il est là pour passer en revue les actions de l'exécutif».
Atteinte à l'intégrité et à la neutralité
«Effectivement, c'est illégal», renchérit le président et fondateur de la chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM, Charles-Philippe David. «Leur terme n'était pas terminé et c'est une atteinte à l'intégrité et à la neutralité de la fonction publique, une loi qui date de près d'un siècle où on avait normé que la fonction publique doit être neutre.»
Même, poursuit Pierre Martin, les fameux décrets sur les tarifs, sans être illégaux, «sont contraires à l'esprit de la loi». La présidence peut imposer des tarifs dans des situations dites d'urgence nationale ou pour des questions qui ont trait à la sécurité nationale, mais dans ce cas-ci, «Donald Trump invente une crise à partir de rien ou à partir d'une interprétation alarmiste d'une situation qui n’est peut-être pas idéale, mais qui n’est certainement pas une menace à la sécurité nationale ou une crise».
Approche de choc et stupeur
Charles-Philippe David ajoute un autre exemple: «Un juge d’une Cour fédérale a dû stopper le projet de suspendre les subventions du gouvernement fédéral en disant que ce n'était pas légal, parce que c'est au Congrès de décider ça et non pas au président.» Ces poursuites, note-t-il, se multiplient dans plusieurs États. «Ça va sortir au compte-gouttes et là, il y aura des juges qui vont dire non. Il suffit qu'il y ait une interdiction dans une Cour fédérale d'un État pour que ça s'applique à l'ensemble des États-Unis. C'est là-dessus qu'il faut compter à court terme.»
Pour David Grondin, chercheur au Centre d’études et de recherche internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM), l’intention du président Trump est claire: «Il y a, avec l'approche de choc et stupeur du président Trump contre l'administration fédérale, une volonté de tester la nature fédérale de la gouvernance américaine. Le président semble avoir, avec son équipe, un plan pour essayer d’affirmer l’autorité du président comme chef de l’exécutif pour redéfinir le fonctionnement des bureaucraties fédérales. Il y a là, ajoute-t-il, une lutte à venir avec le Congrès – pour l’instant, elle n’est pas là – mais il y a des réactions à venir aussi des États et des administrations locales.»
Contrepoids
Le système politique américain est conçu, théoriquement, pour offrir des contrepoids au pouvoir exécutif détenu par Donald Trump, dont la nécessité de passer par les deux chambres du Congrès, c’est-à-dire le Sénat et la Chambre des représentants. «Le fait de gouverner décret par décret n’est assurément pas prévu pour être la seule façon que le président Trump aura de gouverner, explique le professeur Grondin. Les décrets peuvent de toute façon être suspendus par la Cour ou par le Congrès, comme le fédéralisme américain le prévoit. Cela dit, le Parti républicain étant marginalement dominant dans les deux Chambres, il semble que ses membres ne soient pas intéressés à défier le président.»
Frédérick Gagnon, titulaire de la Chaire Raoul-Dandurand, souligne que les cours fédérales de première instance peuvent effectivement être un premier rempart en termes de contre-pouvoir, mais à court terme. «Trump peut continuer la bataille dans les cours et ça peut se rendre jusqu'à la Cour suprême qui, elle, a un penchant conservateur en ce moment. C'est une cour qui peut avoir – ce n’est pas automatique – qui pourrait avoir tendance à l'avenir à pencher plutôt du côté de Trump si jamais des gens remettent en question ces décrets là à travers les cours.»
Le Congrès jouera-t-il son rôle?
Il ajoute que le déferlement d’annonces est une chose, «mais Trump va avoir besoin de fonds pour mettre en œuvre ses politiques. Puis l'argent, les fonds, en fait les budgets, c'est le Congrès qui les adopte.» Les républicains ont beau avoir la majorité dans les deux Chambres, ces majorités sont minces et même très mince dans le cas de la Chambre des représentants où les démocrates détiennent 215 sièges contre les 218 des républicains.
«Les démocrates ne sont pas extrêmement puissants dans le contexte actuel. Mais au Congrès des États-Unis, il va quand même y avoir des contre-pouvoirs. (…) Il n’y a pas de discipline de parti aussi automatique que dans nos législatures, ici au Canada puis au Québec. Donc il arrive de temps en temps que des républicains ne voudront pas nécessairement voter pour les projets de Trump.»
Signal d'alarme
Pour Pierre Martin, «les cours fédérales de première instance sont effectivement un signal d’alarme important parce qu’on les a vus rejeter plusieurs des mesures qui ont été proposées dans les derniers jours. Du côté du Congrès, normalement, le Congrès devrait réagir en tant que contrepoids, mais personne dans la majorité républicaine semble être disposé à mettre ses culottes», laisse-t-il tomber.
Mais cela pourrait changer, précise-t-il. «Au moment où certaines décisions vont devenir politiquement intenables pour certains de ces législateurs, et surtout qui vont les empêcher de fonctionner de façon efficace, notamment la Chambre des représentants, parce qu’il semble y avoir beaucoup de dissension à l'intérieur du caucus.»
«Les contre-pouvoirs sont très mis à mal, très affaiblis, confirme Charles-Philippe David. L'opposition démocrate est vraiment dans un sale état et ce ne sont pas les républicains qui vont vraiment s'opposer à Trump, sinon épisodiquement quand ça dépasse l'entendement. Le Congrès, à court terme, ne sera pas un facteur ou un contre-pouvoir au duo maléfique de Trump-Musk», selon lui.
Réaction négative du public
Cependant, croit-il, «à moyen terme, je pense qu'il va y avoir une résistance qui va s'organiser du côté de la société civile, des organismes non gouvernementaux, d'organisations de toutes sortes et on voit déjà cette mobilisation. Quand les gens vont souffrir, ils vont vouloir réagir.»
Pierre Martin note que c’est d’ailleurs déjà tangible. «Le public réagit déjà de façon négative. Il y a déjà une majorité de l'opinion publique qui désapprouve les actions de Trump, les sondages le montrent. Il y a beaucoup de ses électeurs qui ne s'attendaient pas à ce qu'il prenne ce genre de direction aussi radicale qui vont peut-être l'abandonner. Et au fur et à mesure que l’opinion publique se tourne contre lui, il n’est pas impossible que les législateurs aussi commencent à se poser des questions sur: est-ce que c'est à propos de continuer à l’appuyer politiquement pour la prochaine élection?»
«Une masse d'incompétence critique»
La manière d’agir de Donald Trump trahit par ailleurs une réalité qui a de quoi inquiéter lorsqu’on considère que les États-Unis sont toujours la première puissance économique et militaire au monde. «C'est non seulement le gouvernement le plus incompétent de l'histoire des États-Unis, mais aussi le plus amateur, quand on regarde la masse des gens qui sont nommés, tranche Charles-Philippe David. Il y a toujours eu des incompétents ici et là, mais là on parle d'une masse d'incompétence critique.»
Le chercheur fait référence au fait que, dans son premier mandat, Donald Trump avait été entouré par son parti de gens ayant une certaine expérience de la gouvernance dans les postes-clés, des gens qui ont tous démissionné ou été congédiés en cours de route. Or, l’administration Trump 2.0 est d’une tout autre nature, le président ayant lui-même choisi toutes les personnes devant occuper les postes-clés.
Loyauté d'abord et avant tout
«Ce qui va compter d'abord et avant tout pour la formation de l'équipe Trump 2.0, c'est la loyauté envers sa personne, explique Pierre Martin. Contrairement à ce qui est normalement la règle, c'est-à-dire que les membres d'un gouvernement sont d'abord et avant tout loyaux envers la Constitution des États-Unis, la règle de droit existante, pour Trump, tout ça va prendre le bord au prix d'une relative incompétence apparente de certains de ses nominés.»
Et cela l’inquiète. «Est-ce qu'on veut vraiment confier le Pentagone, le ministère de la Défense des États-Unis, la plus grosse bureaucratie du monde, à quelqu'un (Peter Hesgeth) qui n’a aucune expérience de gestion et qui est un animateur de télévision de Fox News? C'est un risque. Est-ce qu'on veut confier le ministère de la Santé à quelqu'un (Robert Kennedy Jr.) qui ne croit pas en la mission du ministère de la Santé? C'est un autre risque. Face à des crises, face à des situations difficiles, cette relative incompétence là risque d'avoir des conséquences sérieuses.»
Frédérick Gagnon rappelle que, durant le premier mandat de Donald Trump, «il y avait plus de désaccord dans le parti, il y avait plus de désaccord, même au sein de son administration à ce moment-là parce qu'il n’avait pas emprise aussi forte sur le parti. Mais là ce qu'on voit, c'est qu’il a gagné de façon encore plus nette qu'en 2016. Il estime avoir un mandat pour gouverner comme il le veut. Il nomme autour de lui des gens qui lui sont plus loyaux dans son administration et parmi les républicains du Congrès.»
Pierre Saint-Arnaud, La Presse Canadienne