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Guerre commerciale: angoisse et urgence d'agir en Mauricie

durée 10h41
7 mars 2025
La Presse Canadienne, 2024
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Temps de lecture   :  

7 minutes

Par La Presse Canadienne, 2024

TROIS-RIVIÈRES — À Trois-Rivières et Bécancour, des villes particulièrement vulnérables aux menaces économiques américaines, des travailleurs, des entrepreneurs et des politiciens s’évertuent à suivre le rythme de la diplomatie erratique du président des États-Unis, qui cause son lot d'angoisse et affecte la productivité.

Le représentant syndical Jessy Trottier «mesure le niveau de stress» de ses collègues de l’usine Alubar «à partir du nombre d’appels et de messages» qu’il reçoit sur son téléphone.

Exemple probant de la mondialisation des marchandises, l’entreprise de Bécancour, dont la haute direction est au Brésil, produit au Québec des tiges d’aluminium destinées à 95 % au marché américain.

«Les travailleurs sont extrêmement inquiets, la quantité d’appels et de messages que je reçois, c’est effrayant», a expliqué le président de l'unité syndicale locale à La Presse Canadienne, mercredi.

Les menaces de droits de douane, la confirmation de leurs mises en place, leur annulation ou encore leurs reports créent une incertitude dont tout le monde se passerait, a fait remarquer le syndicaliste mercredi, 24 heures avant la décision de Donald Trump de suspendre temporairement une partie des droits de douane infligés au Canada.

«On a beaucoup de nouveaux travailleurs, ils sont jeunes, ils viennent d’acheter une maison et de fonder une famille, ils sont en train de construire leur vie» et pour eux, «c’est très inquiétant», a ajouté Jessy Trottier, en lisant les messages sur son téléphone, assis dans les bureaux du syndicat des Métallos.

Le syndicaliste veut aider ses collègues «de la shop» où il travaille «depuis 25 ans», mais il est aussi conscient du rôle de figurant qu’il joue dans le mélodrame qu’est devenue cette guerre commerciale entre les États-Unis et le Canada.

Il déplore le comportement erratique du locataire de la Maison-Blanche et l’impact que peuvent avoir les décisions d’un seul homme sur la vie des familles des travailleurs de cette usine de la Mauricie.

«Depuis qu’il est élu, le stress est palpable à l’usine», mais «il est le président des États-Unis et nous, on est les travailleurs d’une shop à Bécancour, alors il s’en sacre de nous», a indiqué avec désarroi le représentant syndical avant de résumer les tumultueux moments qui ont suivi l’annonce des droits de douane de 25 % du président américain en début de semaine.

«Lundi à 15 h, Donald Trump annonçait les taxes et à 16 h, la haute direction brésilienne appelait la direction locale pour dire qu’elle arrêtait la production».

Les médias ont relayé, mardi matin, le message du syndicat qui annonçait la fermeture de l’usine.

Mais «dans un revirement de situation» à «11h mardi, la direction au Brésil a dit que ce n’était pas un arrêt de production, mais seulement une journée de maintenance ».

Les travailleurs ont ensuite reçu comme directive qu’ils pouvaient, mercredi matin, rentrer au travail.

Jessy Trottier a expliqué à La Presse Canadienne «qu’à ce stade-ci, les informations qu'on a, c'est que la majorité des clients américains ont refusé de payer une partie de la taxe pour recevoir le matériel d’Alubar».

Il craint qu’Alubar ne puisse pas survivre aux potentiels droits de douane de 25 % sur l’aluminium et l’acier, qui pourraient, ou non, entrer en vigueur le 12 mars prochain et il aimerait que la haute direction rencontre les 77 employés de l’usine pour leur donner l’heure juste sur l’impact des droits de douane, réels ou potentiels, sur l’entreprise et l’avenir des travailleurs.

Alubar transforme environ 30 % de la production d'aluminium provenant de l'Aluminerie de Bécancour (ABI), située juste à côté, qui elle, emploie 1200 travailleurs.

Dans un bref échange avec La Presse Canadienne, la porte-parole d’Alubar Monica Alavarez s'est voulue rassurante en indiquant que l’entreprise compte «continuer à produire» au «même rythme que celui prévu pour 2025», qu’il y ait, ou non, des droits de douane américains.

Une région particulièrement vulnérable

Les entreprises de Trois-Rivières et de ses alentours exportent 2 964,3 millions $ de marchandises par année aux États-Unis, ce qui représente 23,6 % du produit intérieur brut de la région, selon la Chambre de commerce du Canada.

La ville portuaire produit et transforme de l’aluminium, des produits forestiers et agroalimentaires. Elle est stratégiquement située le long du fleuve Saint-Laurent, entre Montréal et Québec, et plus de 122 de ses entreprises exportent aux États-Unis.

Selon une récente étude de la Chambre de commerce du Canada, Trois-Rivières (et ses environs) arrive en neuvième place au Canada et en deuxième position au Québec, dans la liste des 41 villes canadiennes les plus vulnérables à des droits de douane généraux.

«Dans les dernières années, on a eu à vivre avec l'inflation, la pénurie de main-d'œuvre, la COVID, ce sont des choses très dures à contrôler, mais on comprend que ce sont des imprévus qui peuvent arriver, mais les tarifs, c'est dur à comprendre parce que c'est créé par une personne qui vient vraiment tout chambouler des choses qui allaient bien», a résumé le président de la Chambre de commerce et d’industries de Trois-Rivières, Jean-Philippe Martin, lors d’un entretien mercredi.

Le rôle de la chambre est notamment d’informer les entreprises sur le fonctionnement des probables ou réels droits de douane.

Mais simplement tenter de comprendre ce qui passe et essayer d’en prévoir les conséquences monopolisent beaucoup de temps, au point de nuire à la productivité des entreprises et de la chambre de commerce, a expliqué Jean-Philippe Martin.

«Ça joue beaucoup au yo-yo, on va les avoir, on les retarde, on ne les aura pas. Ça crée de l’incertitude et du chaos total, alors on est incapable de faire des projections ou de faire de la planification. Présentement, on travaille beaucoup pour rien», a résumé le président de la chambre.

Faire face à l’incertitude en acceptant la situation

Le directeur général de FAB 3R, Yves Lacroix, a pour sa part décidé que l’incertitude et l’imprévisibilité du président américain n’allaient dicter les activités de son entreprise.

«Depuis le mois de février, quand il (Donald Trump) a décidé de retarder d'un mois les tarifs, j’ai pris la décision que j'arrêtais de m'en faire avec ça».

FAB 3R a l’avantage de fabriquer des produits uniques et ses clients américains pourraient difficilement se tourner vers d’autres manufacturiers pour les remplacer.

L’entreprise située près de la rivière Saint-Maurice construit de l’équipement lourd, dédié principalement au secteur de l’hydroélectricité et à l’industrie des pâtes et papiers.

«Par exemple, le "pressure diffuser" (diffuseur de pression) a 60 pieds (196 mètres) de long et doit peser une soixantaine de tonnes», a expliqué Yves Lacroix en pointant une pièce d’équipement conçu pour «digérer des copeaux de bois».

Avoir une entreprise qui mise sur la conception de pièces mécaniques aussi imposantes et si spécialisées a toutefois le désavantage de rendre difficile la possibilité de diversifier sa clientèle, advenant la mise en place de droits de douane sur une longue période.

«Il y en a qui parlent de diversification, mais ce n’est pas des produits qu'on peut vendre en Europe ou en Asie, on ne peut pas transporter ça là-bas, ça coûterait beaucoup trop cher», a expliqué le directeur de FAB 3R.

La moitié de la soixantaine de clients de l’entreprise trifluvienne est américaine.

«Je dirais que trois clients sur quatre n’approuvent pas ce qui se passe, et un quatrième est muet sur le sujet», a -t-il expliqué en parlant de la guerre économique initiée par le gouvernement américain.

Avant la décision de Donald Trump d’élargir l’exemption de droits de douane à certains produits canadiens, jeudi, des clients de FAB 3R avaient demandé à l’entreprise de retarder la livraison et d’entreposer des équipements, en espérant que «la situation ne dure pas une éternité ».

En ces temps difficiles, Yves Lacroix a souligné l’importance «d’entretenir une bonne communication» avec les employés.

Le directeur de l’entreprise « se promène donc sur le plancher» pour répondre aux inquiétudes individuellement et expliquer «qu’il ne prévoit pas de perte d’emplois à court ou moyen terme».

Parmi les employés, «on a des pères et des mères qui ont des familles à faire vivre, alors on a une responsabilité corporative qui est de rassurer nos gens».

Le Comité de la guerre commerciale

Le directeur de FAB 3R fait également partie du «Comité de la guerre commerciale», une sorte de «cellule de crise» mise en place par un groupe de personnes du milieu économique de la région.

Le mandat du comité est notamment d’informer les entrepreneurs sur les différents programmes d’aide mis en place par le gouvernement pour faire face aux menaces américaines.

Le groupe prévoit par exemple des rencontres pour les entrepreneurs avec Investissement Québec et Exportation et développement Canada.

L’organisation sert également de lien entre les politiciens et les entrepreneurs de la région.

L’autre côté du fleuve, à l’hôtel de ville de Bécancour, la mairesse Lucie Allard s’est dite «très inquiète » pour les entreprises de la région, dont celle du secteur de l’aluminium, mais aussi pour la filière batterie, dans laquelle les différents gouvernements ont investi beaucoup d’argent.

Bécancour se décrit comme « l'épicentre de la transition énergétique du Québec» et différentes usines sont actuellement en construction dans le nouveau parc industriel de la ville.

Des entreprises qui s’y installent, comme Nemaska Lithium et Ultium Cam, comptent notamment vendre leurs produits aux constructeurs automobiles américains.

Mais les intentions du président américain pourraient nuire à ces projets pourtant si importants pour l’économie de la ville et de la province.

Au sein de la population, a expliqué la mairesse, «les critiques à l’endroit de monsieur Trump sont très, très sévères».

Au cours de l’entrevue qui a eu lieu mercredi, la mairesse Allard a indiqué que sa Ville avait l’intention de jouer un rôle de «facilitateur de première ligne» pour aider les entreprises à faire face à la menace américaine.

Mais face aux volte-face, aux annonces surprises, aux menaces réelles ou potentielles, la mairesse de Bécancour a résumé en quelques mots le paradoxe dans lequel se retrouvent plusieurs décideurs économiques et politiques.

«On est dans l’attente, mais aussi dans l’urgence d’agir ».

Stéphane Blais, La Presse Canadienne