Cours privés de français: «le téléphone n’arrête pas de sonner!»
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Par La Presse Canadienne, 2024
MONTRÉAL — Lorsque le secteur public est incapable d’offrir une prise en charge satisfaisante, le réflexe collectif est de se tourner vers le privé.
C’est exactement ce que font de nombreux immigrants pour apprendre le français depuis que le gouvernement Legault a sabré dans le programme de francisation.
La demande est tellement forte qu’un enseignant a décidé de prendre les choses en main et de fonder sa propre école.
«Je reçois des appels par centaines. Le téléphone n’arrête pas de sonner!», lance Arnaud Hétu, dont la vaste expérience dans des classes de francisation de Montréal lui a permis d’observer un problème criant.
«J'ai travaillé pour le gouvernement du Québec en francisation aux adultes et je me suis lancé en affaires dans le contexte des coupures et des difficultés que plusieurs étudiants avaient à trouver une école. Si le gouvernement n’est pas capable de fournir, ça prend des initiatives qui viennent en dehors du gouvernement.»
Il a ainsi créé l’école Lingua Franca, qui ouvrira officiellement ses portes en janvier.
«Étant donné que des classes ont fermé et que des étudiants ont perdu leur place, on est là pour eux. Ceux qui sont dans le système sont bénis, mais c’est l’enfer pour les autres. C’est pour ces gens qui n’ont pas la chance d’être dans le système que j'ai fondé l'école. Et ça va être de plus en plus difficile, parce que les délais ne vont pas baisser, ils vont juste augmenter.»
Il jette le blâme sur le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI), qu’il juge «complètement dysfonctionnel».
«En décalage complet»
M. Hétu reproche au gouvernement caquiste d’être «en décalage complet». «La structure est très lourde. Il y a d’immenses barrières bureaucratiques.»
Il a tenté en vain un «partenariat public-privé» avec le MIFI. Sa requête a été refusée «parce que c’est privé», avance-t-il.
«Comme ils ne veulent pas nouer de nouveaux partenariats, je trouve que c'est une barrière de plus. Si on changeait les règles, ça irait beaucoup mieux, ce serait plus efficace», croit-il.
«Revoyez vos règles ministérielles et permettez des partenariats public-privé pour la francisation. Arrêtons de voir ça comme hermétique, parce que là on perd la partie. On doit être cohérent, parce que l'objectif, en fin de compte, est de faire en sorte que ces gens-là puissent être francisés.»
M. Hétu déplore que, «dans notre culture politique, nous sommes frileux par rapport à tout ce qui est privé». «C’est presque blasphématoire. Mais cette image n’est pas adaptée au contexte d’aujourd’hui, du moins en francisation.»
Selon lui, ce serait aussi un choix logique de recourir au privé d’un point de vue économique.
«Le fait que le gouvernement ne soit pas ouvert à aller plus loin, ça fait en sorte qu’on paie plus cher parce qu’il n’y a pas de concurrence parmi les établissements de francisation», souligne M. Hétu.
Il clame pouvoir donner des cours similaires pour la moitié de la facture actuelle, tout en proposant un service personnalisé.
«Beaucoup de bureaucratie inutile»
Le propriétaire de CLIC Montréal, la plus vieille école de langues au Québec, fait écho aux propos d’Arnaud Hétu.
Mikaël Bouchereau, qui œuvre depuis longtemps dans le domaine de la francisation en entreprise, s’ennuie du temps où le MIFI n’existait pas et qu’il devait plutôt collaborer avec le ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale.
«Le processus était très bien rodé. Depuis que le MIFI a été mis en place, le processus d'approbation est extrêmement long, il y a vraiment beaucoup de bureaucratie inutile. Il n’y a pas de structure au MIFI, ils ne sont pas bien organisés. Je pense qu'ils sont dépassés par les événements», affirme-t-il.
Ces prétendues lacunes poussent même certaines entreprises à prendre le taureau par les cornes.
«Il y a vraiment une très longue attente pour l'approbation, ce qui frustre les entreprises qui veulent franciser leurs employés. Au lieu d’attendre de six à neuf mois pour que le MIFI débloque un budget, elles paient de leur poche. Les compagnies réduisent donc leur budget et forment moins de personnes, ce qui a un impact pour elles. C’est à cause du MIFI», martèle-t-il.
Le ministère prétend que le délai moyen est plutôt de deux mois entre le moment où l’entreprise effectue sa demande et le début de la formation.
M. Bouchereau soutient recevoir «beaucoup d’appels» de compagnies, sans toutefois les identifier, mais il mentionne qu’elles sont bien connues du grand public.
Les nouveaux arrivants eux-mêmes le contactent également dans l’espoir de recevoir des cours, «mais on ne peut malheureusement pas les aider parce qu'on ne peut pas offrir des cours gratuitement».
«On a beaucoup d'appels de nouveaux arrivants qui veulent des cours subventionnés, mais qui ne savent pas où aller. Ils ne connaissent pas le processus, ils sont confus, ils sont perdus. On essaie de faire du mieux qu'on peut pour les guider, même si ce n’est pas à nous de faire ça.»
En plus de la lourdeur du processus, M. Bouchereau dénonce que le MIFI redirige ses clients vers les Centres de services scolaires.
«L'argent reste donc dans le gouvernement et la qualité n'est vraiment pas la même, les conditions ne sont pas les mêmes, la flexibilité n'est pas la même. Ce n’est pas idéal.»
Le MIFI réplique, par l’entremise de son porte-parole Gabriel Bélanger, que «les services de francisation en milieu de travail sont en amélioration continue depuis leur implantation, particulièrement depuis la mise en place de la gestion contractuelle, le 1er juin 2024».
Depuis cette date, Francisation Québec «doit travailler en gestion contractuelle avec les entreprises d’un côté et les partenaires de formation de l’autre». «Nous ne pouvons plus impartir cette responsabilité à l’entreprise qui choisissait elle-même et contractait directement un partenaire de formation.»
Le gouvernement se défend
Le gouvernement Legault reconnaît un problème de lenteur dans la francisation en général. Il l’attribue en partie «à la demande qui a explosé» depuis l’instauration de Francisation Québec en juin 2023.
«Il existe un réel engouement pour la francisation au Québec. Bien que les capacités augmentent, la demande est encore plus forte et entraîne, conséquemment, une attente pour les services de Francisation Québec», indique M. Bélanger.
Le ministère assure qu’il «déploie des efforts pour apporter des améliorations à son offre de services pour qu’elle réponde toujours davantage aux besoins de la clientèle» et annonce qu’«un projet est en cours pour développer une offre de francisation en ligne de stade débutant permettant l’apprentissage autonome».
Pour la première année d’existence de Francisation Québec, soit du 1er juin 2023 au 31 mai 2024, 76 921 personnes ont été desservies. On en compte déjà 65 790 entre le 1er juin et le 31 octobre 2024. On surpassera donc l’offre en cette deuxième année.
Mais la demande augmente elle aussi de façon vertigineuse. «On sait que la demande est vraiment énorme. Il y a des limites à ce que le système peut gérer comme demande», se défend l’attaché de presse du MIFI, William Demers.
Le ministère impute la faute à «la hausse du nombre de résidents non permanents», ce qui fait en sorte qu’«on ne peut pas franciser tout le monde».
Le gouvernement estime que le projet de loi 74 sur le plafonnement du nombre d’étudiants étrangers admis dans la province en vue de la rentrée 2025, adopté le 5 décembre, contribuera à réduire la demande.
«On s'attend à ce qu'il y ait une baisse dans le futur de la demande de francisation, ce qui pourrait ensuite se traduire par un moins gros engorgement dans le système. Éventuellement, une réduction du nombre de résidents non permanents va permettre d'avoir une baisse de la pression sur Francisation Québec», affirme M. Demers.
Selon les données du MIFI, le nombre d’étudiants étrangers est passé de 50 000 à plus de 120 000 au cours des 10 dernières années, soit une augmentation de 140 %.
En attendant les effets concrets bénéfiques de ces mesures publiques, certains immigrants prennent leur mal en patience, tandis que de nombreux autres se résignent à opter pour le privé, alors que c’est pourtant la mission de l’État, comme le stipule le site officiel du gouvernement.
Sébastien Auger, La Presse Canadienne