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Amnistie internationale dénonce les permis fermés, ouverture à l'esclavage moderne

durée 08h21
30 janvier 2025
La Presse Canadienne, 2024
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Temps de lecture   :  

6 minutes

Par La Presse Canadienne, 2024

MONTRÉAL — Le Canada est l’hôte et complice d’une forme d’esclavage moderne où des travailleurs et travailleuses sont parfois soumis à des conditions de travail et de vie inhumaines et à de multiples atteintes à leurs droits pouvant aller jusqu’au vol ou la violence.

Amnistie internationale (AI) dévoile jeudi un rapport dévastateur et très fouillé de 82 pages intitulé «Le Canada m’a détruite, Exploitation des travailleuses et travailleurs migrants au Canada».

Ce qu’on y rapporte a de quoi faire glacer le sang: salaires volés, violences, logements insalubres, quasi-détention, blessures et atteintes à la santé.

Avec ce rapport, l’organisme veut faire pression sur le gouvernement fédéral pour que cesse l’attribution de permis fermés dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET). Un permis fermé attache son détenteur à un seul employeur et l’empêche de changer d’emploi si les conditions sont inacceptables.

L'histoire de Bénédicte

«Mon employeur a beaucoup abusé. Le fait que je sois avec un permis fermé m'a enlevé la liberté de choix, m'a enlevé la liberté de vie, m'a enlevé la liberté même d'être un être humain, parce que quand on dit à être humain "tu n'as pas le droit de tomber malade, tu n'as pas le droit de te reposer", ça t'enlève le droit d'être un être humain», a confié Bénédicte Carole Zé, une Camerounaise qui a accepté de parler à visage découvert à La Presse Canadienne.

Arrivée en 2016 avec un permis fermé de deux ans la liant à une entreprise agricole d’Abercorn, en Estrie, Bénédicte a été obligée de travailler de 7h00 à 20h00, sept jours par semaine sans journée de pause et parfois la nuit. Épuisée, au point où un collègue l’a emmenée à l’hôpital parce qu’il se sentait coupable. Sur place, le médecin la met en arrêt de travail.

«Quand mon employeur se rend compte qu'on m'a mis sur arrêt de travaux, il me dit que si c'est comme ça, il va me retourner et j'aurai interdiction d'entrer au Canada alors que j'avais vendu tout ce que j'avais pour arriver au Canada. Et là, il m'oblige à aller retravailler alors que je suis malade», raconte-t-elle, la gorge nouée.

Une aide inattendue

Bien qu’elle n’avait pas le droit de quitter la ferme sans être accompagnée ou même d’avoir un téléphone, elle réussit à obtenir la permission d’aller se faire coiffer où, laissée seule avec la coiffeuse malgré les protestations de son accompagnateur, elle a pu se confier. «La coiffeuse m’a dit: "Non, mais c'est inhumain. Tu ne peux pas vivre ça au Canada".» Cette coiffeuse, qu’elle n’a pas identifiée, allait devenir son alliée, l’aidant d’abord à se doter d’un téléphone au grand dam de son employeur. «Quand mon employeur se rend compte que j'ai le téléphone, il se met à doubler les menaces parce qu'il se rend compte que je commence à avoir des informations.»

Au fil des années suivantes et après d’innombrables démarches impliquant consultants en immigration – inutiles –et avocats, Bénédicte a éventuellement réussi à s’inscrire à une formation de préposée aux bénéficiaires en marge de la pandémie et a finalement pu obtenir la résidence permanente. «Actuellement, je travaille comme préposée aux bénéficiaires et je suis aux études pour être infirmière», raconte-t-elle en disant avoir réussi à faire venir ses deux enfants l’année dernière «après huit ans sans les voir».

Vols, violence

Le cas de Bénédicte n’est pas unique, loin de là, et ce n’est pas le pire non plus. Les travaux des auteurs du rapport, menés de février 2023 à juin 2024, contiennent des extraits de longues entrevues avec 44 personnes de nationalités différentes. On y constate que les vols de salaires sont fréquents et peuvent prendre la forme de salaires horaires inférieurs à ceux prévus au contrat – dans certains cas des salaires qui ne sont jamais versés – des déductions illégales de toutes sortes, dont le coût du voyage qui doit être assumé par l’employeur. Les heures abusives sont monnaie courante tout comme la multiplication de tâches qui ne sont pas prévues au contrat.

Les violences physiques et verbales sont monnaie courante et certaines ont rapporté avoir subi des agressions sexuelles jamais rapportées aux autorités policières.

De nombreux témoignages font état de conditions de travail dangereuses et d’absence d’équipements de protection malgré des expositions aux pesticides et autres produits dangereux et même le refus de fournir des vêtements assez chauds pour l’hiver.

Enseveli vivant

Plusieurs ont été blessés, mais traités comme du bétail avec menace d’être renvoyés s’ils ne travaillaient pas quand même. L’exemple d’Henry (nom fictif) qui a été enseveli et a perdu conscience dans un trou lorsque la paroi s’est effondrée a de quoi faire dresser les cheveux sur la tête. Son employeur l’avait laissé pendant une heure environ appuyé contre un arbre, lui disant qu’il serait bientôt remis et refusant de le conduire à l’hôpital. Il a fini par s’y faire conduire par un collègue pour apprendre qu’il avait une fracture du bassin et qu’une partie de son corps était paralysée.

Il a été opéré dès le lendemain et a ensuite séjourné durant près de deux ans dans un centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD). Aujourd’hui, il souffre de douleur chronique et a toujours de graves limitations fonctionnelles.

La question du logement est aussi critique, alors que plusieurs travailleurs ont fait état de manque d’espace, de surpopulation, d’absence de chauffage ou d’air conditionné, parfois dans des conteneurs, de manque d’intimité, d’insuffisance des installations sanitaires et même de difficulté à avoir de l’eau potable.

À cela s’ajoute un contrôle abusif de certains employeurs, notamment des restrictions du droit de circuler librement comme l’a raconté Bénédicte, de confiscation de documents, de surveillance et d’intrusions inacceptables dans leur vie privée, dont l’installation de caméras de surveillance.

«Justice illusoire»

La possibilité de porter plainte est pratiquement anéantie d’une part par la menace constante d’expulsion que font planer les employeurs délinquants, qui se comportent comme s’ils étaient maîtres et propriétaires des travailleurs à permis fermé. D’autre part, la complexité et la lenteur des différents niveaux d’intervenants découragent les démarches des victimes qui, bien souvent, voient venir l’échéance de leur permis avant la conclusion de leurs plaintes.

«Le système d’application des lois et de plaintes du Canada n’est pas conçu pour protéger les personnes en situation précaire, qui risquent des représailles, n’ont pas de soutien, ne parlent souvent pas la langue et n’ont souvent pas le temps d’engager des procédures. Pour de nombreuses personnes, l’accès à la justice reste donc illusoire», écrit-on.

Pas une affaire de cas isolés

Les atteintes graves aux droits des travailleurs migrants détenant un permis de travail fermé ont été fréquemment rapportées, mais ont toujours été traitées comme des cas isolés imputables à des employeurs véreux. Amnistie internationale estime plutôt que «l’exploitation au travail et les autres atteintes commises dans le cadre du PTET sont le résultat de la politique, des lois et des réglementations du Canada en matière d’immigration. Elles ne sauraient être attribuées à quelques employeurs peu scrupuleux, ni être interprétées comme des cas isolés» peut-on lire dans le rapport. Pour AI, les atteintes multiples aux droits humains commises dans le cadre du PTET «relèvent pleinement de la responsabilité du Canada».

En entrevue avec La Presse Canadienne, Marisa Berry Méndez, d’Amnistie internationale, explique que «si les personnes avaient un permis ouvert, si elles pouvaient simplement quitter leur emploi, avoir la même mobilité que les travailleurs d'ici, ça résoudrait le problème d'être non libre. La campagne d'Amnistie avec le lancement du rapport va porter là-dessus».

Mme Méndez, qui travaille sur ce dossier depuis un certain temps, n’a pas été surprise des constatations de l’enquête, mais elle mentionne qu’une chercheuse du secrétariat international d’AI à Londres, venue participer aux travaux, s’est montrée étonnée de retrouver au Canada des conditions déplorables similaires à celles rencontrées au Qatar, en Arabie saoudite ou au Népal.

Elle dénonce particulièrement le fait que le gouvernement fédéral soit bien au courant de ces atteintes graves aux droits humains. «Ils sont absolument sensibilisés, ils savent ce qui se passe, ils sont au courant. Après, la volonté de vraiment changer les choses, c'est autre chose.»

Discrimination raciale

«Il est temps que les autorités reconnaissent que les atteintes dont sont victimes les travailleuses et travailleurs migrants aux mains des employeurs dans le cadre du PTET ne sont pas des cas isolés. Les atteintes sont systémiques, car elles sont liées à l’une des caractéristiques fondamentales du PTET: ses visas liés à un employeur», affirme-t-on dans le rapport.

Au-delà de ces atteintes, le système de permis fermé représente une forme de discrimination raciale, ajoute Amnistie internationale dans son rapport.

«Les visas de travail temporaires octroyés au titre du PTET sont principalement accordés à des personnes noires, latino-américaines, autochtones, ainsi qu’à d’autres populations racisées, notamment celles venant de zones rurales. En 2023, les principaux pays d’origine des travailleuses et travailleurs bénéficiaires du PTET étaient le Mexique, l’Inde, les Philippines, le Guatemala et la Jamaïque. Presque 70 % des personnes ayant obtenu un permis de travail au titre de ce dispositif étaient originaires de ces pays», peut-on lire.

Pierre Saint-Arnaud, La Presse Canadienne