Allergies alimentaires: un buffet à volonté dans les écoles du Québec
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Par La Presse Canadienne, 2024
MONTRÉAL — Le Québec fait bande à part en matière d’allergies alimentaires en milieu scolaire. C’est la seule province canadienne à ne pas avoir de normes sur ce qu’il est permis ou non d’apporter dans les boîtes à lunch.
À l’heure du dîner et de la collation, c’est un buffet à volonté où chacun est libre de choisir. Cette responsabilité incombe aux centres de services scolaires (CSS), mais aussi, dans certains cas, aux écoles elles-mêmes. Ainsi en a décidé le gouvernement.
«Il n’existe pas, actuellement, un seul protocole ou politique provinciale sur la gestion des allergies alimentaires en milieu scolaire. Cependant, le ministère de l’Éducation (MEQ) mène des réflexions, avec le ministère de la Santé, sur l’encadrement des allergies en milieu scolaire», indique le MEQ par l’entremise de son porte-parole, Bryan St-Louis.
Le ministère soutient que les cadres légaux ne lui permettent pas d'imposer des règles pour gérer les allergies alimentaires. «Il appartient donc aux établissements d’enseignement, aux centres de services scolaires et aux commissions scolaires de déterminer et d’appliquer les mesures de sécurité.»
L’organisme Allergies Québec réclame pourtant depuis longtemps un protocole national. Dominique Seigneur, la directrice des communications et du développement, déplore l’immobilisme politique.
«Il y a un vide législatif. Ça fait plus de 15 ans qu'on demande qu’il y ait un ajustement à la réglementation actuelle, une loi qui obligerait les commissions scolaires et les centres de services à se doter d'une politique pour faire en sorte qu'on traite les enfants à risque de la même façon. Mais il n’y a toujours rien qui bouge, il n’y a pas d’avancement concret. Il n’y a pas de volonté politique.»
Mme Seigneur espérait que «les autorités se mobiliseraient et créeraient un filet de sécurité uniforme» après le décès d’une fillette de 6 ans, Megann Ayotte Lefort, survenu en 2010 dans une école de Pointe-aux-Trembles, «mais rien n’a été fait», ce qu’elle qualifie d’«incompréhensible».
Elle rappelle que l’Ontario a adopté en 2005 «la Loi de Sabrina» après la mort de la petite Sabrina Shannon. Cette «loi phare» exige que chaque conseil scolaire établisse une politique sur l'anaphylaxie pour aider les élèves ayant des allergies graves.
L’organisme Allergies alimentaires Canada souligne que «c’est la première loi en son genre à travers le monde» et qu’elle a «servi de modèle pour la mise en œuvre de lois dans d’autres provinces et territoires canadiens, de même qu’aux États-Unis».
Selon les échos que Mme Seigneur entend, «c’est très bien reçu dans les autres provinces».
Elle prie le gouvernement du Québec d'emboîter le pas. «J’espère que les choses vont changer et qu’on va voir un peu de lumière au bout du tunnel. Faisons en sorte d’avoir des protocoles uniformisés. Offrons une formation solide et obligatoire ainsi que des outils à tout le personnel enseignant et au personnel de soutien pour que tout le monde sache reconnaître les signes et les symptômes.»
Elle fait valoir que c’est crucial puisque 20 % des réactions allergiques sévères se produisent à l'école, que «tu frôles la mort» en cas de choc anaphylactique et que le nombre d’élèves atteints est en hausse de 18 % depuis 10 ans. Aujourd’hui, la proportion d’enfants souffrant d’allergies alimentaires se situe entre 6 et 8 %.
Pourquoi bannir?
À défaut d’avoir des normes nationales, la tâche revient à chaque CSS ou commission scolaire, qui la refile ensuite, dans bien des cas, à chacun des établissements.
Mme Seigneur s’oppose à cette approche. «C’est désolant de voir cette disparité-là. Qu'on soit en région ou dans les grands centres, il n’y a à peu près aucune école qui gère les choses de la même façon», affirme-t-elle, précisant cependant que «certaines écoles font un super travail».
Si, par exemple, le Centre de services scolaire de Montréal et le CSS Marie-Victorin, sur la Rive-Sud de Montréal, n’appliquent pas de politique de restriction alimentaire, la vaste majorité des écoles du Québec optent pour le bannissement.
Là encore, le Québec fait fausse route, croit Mme Seigneur. «On est les seuls à le faire parce que c'est notre filet de sécurité. On bannit quand on ne sait pas quoi faire ou quand on a peur. On ne parlerait plus de bannissement si on avait un encadrement et des directives ministérielles solides et uniformes.»
À son avis, une telle pratique stigmatise les enfants et irrite les parents. «Ça crée de la grogne parce que les parents se disent: c'est tellement compliqué avec la police des boîtes à lunch, je n’ai pas le droit de trucs préemballés, de sucre, de noix… Ça fait en sorte que la clientèle allergique est incluse dans quelque chose qui a une tournure négative.»
Une sommité dans le domaine, l’allergologue Philippe Bégin, du Groupe de recherche sur les allergies alimentaires (GRAAL) du Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine, partage les préoccupations de Mme Seigneur.
«Le problème, c'est que c'est très variable. De ce que je vois de mes patients, il y a des écoles qui prennent bien ça en charge, mais il y en a d’autres où il n’y a pas de plan et où c’est n'importe quoi. Parfois, ce sont les parents qui doivent sensibiliser les directions. Ce n’est pas juste pour les familles», juge-t-il.
Le Dr Bégin, qui a implanté la première clinique de désensibilisation aux allergies alimentaires au Québec, désapprouve totalement le bannissement. «L’interdiction, ça fonctionnait au début quand il y avait juste les arachides, mais on a des enfants allergiques à tout maintenant, alors on n’en sort plus.»
«On ne veut pas d’une interdiction généralisée. Ça ne sert à rien de toute façon. Les études montrent que ça ne diminue pas le taux de réaction dans les écoles, rapporte-t-il. C’est un faux sentiment de sécurité parce que les allergènes peuvent quand même rentrer dans l'école, mais les gens baissent leur garde.»
Il préconise plutôt la voie de l’enseignement. «La situation idéale, ce serait que toutes les écoles appliquent un plan sur la gestion des repas, des collations et des activités. On a besoin de mesures pour gérer les risques, pour que chaque élève puisse apporter ce qu’il veut, mais que ce soit encadré.»
«Ça prendrait aussi une formation de base. Tout le monde devrait être capable de reconnaître une réaction allergique et de savoir comment la traiter. Il faut également avoir des discussions avec les élèves autour des allergies pour les sensibiliser au fait que c’est réellement dangereux.»
Pas comme dans «Pulp Fiction»!
Le remède, lui, est inoffensif. Les auto-injecteurs d'adrénaline, dont la marque la plus connue est EpiPen, sont loin d’être dangereux, contrairement à la croyance populaire.
«Quand tu vois dans le film "Pulp Fiction" de l’adrénaline injectée dans le cœur après une overdose, c'est impressionnant, mais, en réalité, lorsqu’elle est injectée dans la cuisse, elle est absorbée doucement», explique le Dr Bégin.
Il utilise une métaphore scolaire pour «dédramatiser le médicament et faire en sorte que les gens oseront le donner». «C'est comme faire une présentation orale devant la classe. Tu as un "rush" d’adrénaline, ton cœur bat un peu plus vite et tu vas peut-être avoir un peu le "shake", comme quand tu es stressé. En gros, c’est tout. Ce n'est pas dangereux.»
Et c’est très efficace. «Ça sauve des vies. Parmi les gens qui décèdent d’anaphylaxie, 80 % n’avaient pas reçu d’adrénaline. Généralement, dans le 20 % restant, ils l’ont reçue en retard», révèle-t-il.
La notion de temps est effectivement importante, rappelle le Dr Bégin. «Une réaction allergique, ça s’amplifie rapidement. Plus tu donnes vite l'adrénaline, plus tu casses la réaction. Si tu attends, ça fonctionne quand même, mais moins bien. Il faut donc la donner tôt.»
Encore faut-il savoir comment s’en servir. Selon cet allergologue réputé, «il ne faut pas juste avoir des auto-injecteurs sur place, il faut que le personnel soit formé, avec idéalement un rappel annuellement».
Le gouvernement assure qu’il s’occupe du dossier. «Le MEQ et le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) sont à élaborer un cadre de référence concernant les activités de soins en milieu scolaire qui viendra, entre autres, encadrer l’utilisation d’auto-injecteurs d’épinéphrine. Le MSSS met à la disposition des établissements d’enseignement une formation afin qu'ils puissent intervenir auprès de personnes victimes d'une réaction allergique sévère de type anaphylactique. Cette formation est en cours de révision au MSSS», écrit le MEQ par courriel.
En attendant, le menu reste au choix du chef.
Sébastien Auger, La Presse Canadienne